Walter Benjamin, l'art et l'émancipation

Publié le 18 Février 2013

Walter Benjamin, l'art et l'émancipation

Walter Benjamin, un marxiste critique influencé par la littérature, se penche sur l'art et la culture. Il dénonce déjà une culture de masse marchandisée et aliénante. Mais il insiste également sur la dimension émancipatrice de la créativité. 

 

Walter Benjamin (1892-1940) apparaît comme une figure singulière de la pensée critique. Il se rattache notamment au romantisme révolutionnaire et concilie le communisme avec l’art et la littérature. Ce penseur refuse la pensée froide et mécanique du marxisme scientifique. Sa critique du capitalisme et de la civilisation marchande s’appuie sur une analyse mais se nourrit également d’une sensibilité artistique inspirée par les surréalistes.

Sa réflexion permet de penser une émancipation à travers la créativité et l’esthétique.       

 

L’influence du surréalisme sur Walter Benjamin

 

Norbert Bandier, dans un article publié dans la revue Agone, retrace l’itinéraire intellectuel d’un écrivain atypique. Walter Benjamin ne parvient pas à intégrer l’université. Dès lors, il se présente comme un écrivain indépendant qui n’hésite pas à fustiger le conformisme académique. Passionné de littérature, Walter Benjamin découvre également le mouvement révolutionnaire et le communisme radical. A Paris, en 1925, il rencontre le mouvement surréaliste qui associe écriture poétique et combat révolutionnaire.

La revue La Révolution surréaliste attaque toutes les institutions sociales. Le texte intitulé « Ouvrez les prisons. Licenciez l’armée » illustre cette révolte. Ses jeunes poètes, pour la plupart méconnus, transgressent les règles du milieu littéraire. Antonin Artaud dirige un numéro de la revue qui comprend de nombreuses lettres qui insultent joyeusement les dirigeants d’institutions comme les Recteurs des universités.

Pour Walter Benjamin, la ville permet d’articuler écriture poétique et réflexion philosophique. Pour lui comme pour les surréalistes, seule la sensibilité poétique face au réel peut transformer le monde. Une approche poétique de la ville permet donc de critiquer le cadre qui organise la vie quotidienne. Mais les surréalistes refusent la séparation entre l’art et la vie. L’écriture n’est donc plus une priorité pour ce mouvement. En revanche, Walter Benjamin reste attaché à la passion littéraire.

Surtout, les surréalistes se révèlent plus jeunes que Walter Benjamin et plus révoltés que révolutionnaires. L’écrivain prend ses distances par rapport à un mouvement qui multiplie les scandales. Il privilégie alors la « préparation méthodique et disciplinée de la révolution ».

 

Le mouvement surréaliste inspire fortement Walter Benjamin, comme le décrit Gérard Roche. L’écrivain partage la perspective de réenchanter le monde par la poésie. Il s’attache également à concilier le marxisme révolutionnaire avec un attachement indéfectible pour la liberté.

« L’art ne doit pas perdre de vue que son objet le plus vaste est de “révéler à la conscience les puissances de la vie spirituelle”. L’aiguisement des sens de l’artiste – aiguisement qu’il doit accroître par tous les moyens – lui permet aussi de révéler à la conscience collective ce qui doit être et ce qui sera. L’oeuvre d’art n’est valable qu’autant que passent en elle les reflets tremblants du futur », écrit Walter Benjamin en citant Breton. Les deux écrivains tentent de concilier action et rêve, travail et jeu, vie et poésie. Cette démarche ne peut que s’inscrire dans le cadre d’un renversement de la société de classes. Les deux écrivains s’attachent donc à une conception exigeante de la liberté, de l’art, de la créativité, de l’émancipation et du désir humain. Ils se réfèrent à Charles Fourrier, utopiste de la libération amoureuse et de l’attraction passionnée.

 

 

                                         L'Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (L’)

 

La critique de l’industrie de l’art et du spectacle

Walter Benjamin s’appuie sur les analyses de Karl Marx. Il partage notamment sa réflexion sur le mode de production capitaliste. Pourtant, Walter Benjamin privilégie l’étude de la sphère culturelle et artistique. Marxiste singulier, il devient l’une des références de l’école de Francfort. Ses réflexions originales inspirent fortement les travaux d’Adorno et Horkheimer.

Dans L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin analyse les conséquences de la civilisation industrielle sur la création artistique. Le capitalisme favorise la reproduction massive des œuvres d’art, créées précédemment par modèles uniques. L’imprimerie permet la diffusion des écrits. L’enregistrement du son permet le développement de l’industrie musicale. La photographie, puis le cinéma, permettent de généraliser la représentation. La reproduction et la représentation de l’œuvre d’art deviennent, en elles-mêmes, une pratique artistique.

Le caractère unique de l’existence de l’œuvre d’art disparaît, tout comme son authenticité. « L’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique », précise Walter Benjamin. La reproduction ne transmet pas l’essence sensible d’une création originale. L’aura singulière de l’objet disparaît avec sa reproduction massive.

« Sur de longues périodes historiques, le mode de la perception sensible des collectivités humaines change en même temps que leurs conditions d’exis­tence », souligne Walter Benjamin. L’histoire et la technologie modifient la perception sensible. Le médium détermine la transmission de la sensibilité. L’origine de l’art repose sur le rituel qui donne une aura à l’objet. La disparition de l’authenticité transforme la fonction sociale de l’art. Le rôle de rituel est remplacé par celui de la politique.

 

« Avec l’émancipation des pratiques artistiques particulières hors du giron du rituel, les occasions d’exposer leurs productions ont été multipliées », décrit Walter Benjamin. Les objets peuvent être plus facilement transportés et exposés. La diffusion quantitatives des objets transforme leur nature qualitative. D’instrument magique, l’objet devient un simple accessoire. Avec la photographie et le cinéma, l’artiste impose son regard au spectateur. Il le guide et oriente sa sensibilité.

Avec le cinéma, les acteurs ne jouent pas devant un public. Les spectateurs sont remplacés par des machines.

Ainsi, l’aura de l’acteur et de ce qu’il interprète s’évanouit. Le cinéma fabrique des stars et les acteurs deviennent des marchandises. « Le culte des stars encouragé par le capitalisme du cinéma entretient ce charme magique de la personnalité, désormais perverti depuis long­temps par sa dimension mercantile », souligne Walter Benjamin. Dans le cadre du capitalisme, le cinéma comme toute forme d’art ne peut que défendre l’ordre existant.

Dans le cinéma, avec la multiplication des appareils techniques, la représentation s’éloigne toujours plus de la réalité. Le cinéma montre alors un monde davantage artificiel. Mais, comme à travers l’usage de la photographie, le cinéma approfondie la description du réel. Les gros plans et le jeu de la caméra permettent d’observer les détails cachés. Ainsi , « le cinéma accroît d’un côté la compréhension des nécessités qui gouvernent notre existence, il parvient, de l’autre, à nous ménager un espace de jeu immense et insoupçonné ! », souligne Walter Benjamin

Les dadaïstes, avant l’invention du cinéma, tentent de susciter des réactions et de véhiculer des émotions fortes à travers la peinture ou la littérature. Les dadaïstes refusent la logique marchande mais attaquent aussi l’aura et la dimension contemplative de l’œuvre d’art. Provoquer des scandales devient la seule exigence.

Le cinéma favorise la passivité face au défilement des images qui empêche la contemplation et le développement de l’imagination. « Les masses beaucoup plus importantes de participants ont provoqué une transformation du mode de participation », souligne Walter Benjamin.

Mais l’esthétisation de la politique peut déboucher vers le fascisme et la guerre. Le manifeste futuriste défend une esthétique guerrière et mécanique.

 

 

                    

 

La photographie et le plaisir artistique

Walter Benjamin propose une Petite histoire de la photographie qui décrit les relations entre l'image et la créativité. La photographie s’apparente à un art avant de subir une industrialisation. La photographie, tout comme la peinture, tente de capter un moment, un portrait, un regard. Mais, avec la photographie, une part de réalité et de hasard échappe à l’artiste qui ne maîtrise pas entièrement sa création. Dans un portrait, « l’observateur, en contemplant une telle image, se sent irrésis­tiblement conduit à y déceler, hic et nunc, la plus petite étincelle de hasard par laquelle la réalité a en quelque sorte brûlé le sujet pho­tographié », observe Walter Benjamin. L’inconscient et une part de mystère peuvent alors s’exprimer. La photographie permet de capter un moment qui peut sembler spontané, instantané et sans artifice. « Le procédé lui-même contraignait les modèles à vivre, non pas au-dehors, mais dans l’instant », souligne Walter Benjamin.

La photographie se spécialise, à ses débuts, dans le portrait plutôt que dans les paysages ou toute autre représentation. Les peintres qui réalisent des portraits miniatures deviennent tous photographes professionnels. Les plis du vêtement ou la lumière confère à ses portraits une aura artistique. Mais le progrès technique favorise rapidement la retouche et l’artifice.

Les revues surréalistes publient des photographies de détails de paysages urbains pour retranscrire une atmosphère singulière. Un morceau de balustrade, une bouée avec le nom de la ville, un mur peuvent être photographiés. Les surréalistes présentent également des places, des rues et des cafés vides. « Ils ne sont pas déserts, mais sans âme ; sur ces images, la ville est dépeuplée, comme un appartement qui n’a pas encore trouvé de nouveau locataire. C’est par ces exploits que la photographie surréaliste prépare une dissocia­tion salutaire entre l’environnement et l’homme », décrit Walter Benjamin.

La photographie permet de briser la séparation entre l’art et la vie. Toute forme d’expérience vécue peut devenir une œuvre d’art à travers la photographie. Il s’agit également d’un art qui comprend tout les autres. La photographie peut reproduire toutes les œuvres d’art. La photographie est un art, et l’art peut devenir photographique. Pour le poète du mouvement dada Tristan Tzara, le photographe « avait inventé la force d’un éclair tendre et frais qui dépassait en importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels ».

 

Walter Benjamin propose une pensée originale, au croisement des avant-gardes artisques et de l’école de Francfort, incarnée par Adorno. La critique de la culture de masse, de l’abrutissement par le spectacle et de l’ennui des loisirs modernes demeure pertinente. L’art, lorsqu’il devient une marchandise reproduite et diffusée, renforce l’aliénation et la domination. L’artiste reconnu s’oppose alors à une masse de spectateurs passifs qui consomment des produits marchands. Le cinéma, la photographie, les images participent à un abrutissement de la population et véhiculent les mêmes représentations dominantes. Dans la société capitaliste, l’art et les artistes ne sont que des marchandises. Ils se conforment à une logique de l’uniformisation esthétique et de l’appauvrissement de la sensibilité poétique.

Mais, la créativité peut également s’extraire de la logique marchande. La reproduction de l’œuvre d’art peut alimenter un désir de créativité dans une grande partie de la population. L’art peut alors permettre de libérer l’imagination et les désirs pour favoriser une ouverture des possibles. La créativité renvoie alors à l’utopie et à l’émancipation. Les avant-gardes artistiques proposent de détruire toutes les formes de hiérarchies et de dominations pour inventer une société de créateurs. Cette démarcha s’oppose à l’impératif de la concurrence, de la rentabilite et de la performance. Une nouvelle organisation sociale doit alors reposer sur la créativité, le plaisir et le jeu.

 

Sources:

Walter Benjamin, L’OEuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (traduit de l’allemand par Lionel Duvoy), Allia, 2011

Walter Benjamin, Petite Histoire de la photographie, traduit de l’allemand par Lionel Duvoy, Allia, 2012

Revue Agone n°20,  « Art, raison et subversion », 1998

 

Articles liés:

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L'explosion Dada

 

 

Pour aller plus loin:

Textes de Walter Benjamin sur le site de la bibliothèque de l'école supérieure d'art d'Avignon

Vidéo : Michaël Löwy, "La pensée de Walter Benjamin"

Walter Benjamin sur le site de La revue des ressources

Emissions de radio sur Walter Benjamin diffusées sur France Culture

Rédigé par zones-subversives

Publié dans #Avant-gardes artistiques

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