Le mouvement du 22 mars en Mai 68

Publié le 12 Décembre 2011

 

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Dans le contexte bouillonnant de Mai 68, le mouvement du 22 mars offre une conception singulière de la lutte. Ni parti, ni syndicat, cette organisation se fédère à travers une même conception de la lutte sociale.

 

Dans un contexte de montée de la contestation sociale, le mouvement du 22 mars apparaît comme une expérience historique enrichissante. Cette organisation, construite à la veille de Mai 68, regroupe différents courants politiques. Anarchistes communistes, socialistes et communistes révolutionnaires, situationnistes se retrouvent dans une pratique commune. Surtout, ils considèrent que ce ne sont pas les organisations qui doivent diriger les luttes, mais la lutte qui doit se doter de sa propre organisation autonome par rapport aux partis et aux syndicats. Dans un livre intitulé Ce n’est qu’un début continuons le combat, le mouvement du 22 mars analyse à chaud les évènements de Mai 68 qui ne sont pas considérés comme une parenthèse achevée. Aucune théorie cohérente et homogène n’unifie le mouvement du 22 mars, pourtant ouvert à tous les apports de la pensée critique. Mais sa théorie s’appuie surtout sur une pratique de lutte.

 
 
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L’étincelle de Nanterre

Le mouvement du 22 mars participe à l’agitation politique qui débouche vers la révolte de Mai 68. A Nanterre, ce collectif organise une conférence sur Wilhelm Reich et la répression sexuelle dès 1967. Cette réflexion s’articule avec une lutte contre la séparation des filles et des garçons dans les dortoirs. Ce mouvement s’inscrit donc dans une critique radicale de la vie quotidienne et ne s’appuie pas sur une idéologie banalement gauchiste. Cette lutte contre la répression sexuelle débouche vers une autre répression : celle de l’administration de l’Université. Plusieurs étudiants sont menacés d’expulsion. Les anarchistes, même ceux qui ne sont pas impliqués dans ses actions, sont particulièrement visés à l’image de Daniel Cohn-Bendit. Des actions sont organisées contre le flicage des étudiants par des listes noires. Le doyen riposte par une intervention de la police. Des actions s’organisent contre la présence policière dans l’université et des cours sont perturbés. Pour protester contre l’arrestation d’étudiants, le bâtiment administratif est occupé. Les étudiants arrêtés sont relâchés pendant la nuit d’occupation animée par de nombreuses discussions. 

 
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L’unité contre la répression

Une période d’agitation s’amorce avec un meeting dans la Sorbonne occupée et des commissions qui réfléchissent sur différents sujets. L’idée du boycott des examens se propage. Le 3 mai, un meeting est organisé à la Sorbonne mais la police intervient pour arrêter plus de 400 personnes. Cet évènement permet une de prise de conscience contre la répression. Des étudiants se rencontrent également dans la cour de la Sorbonne pour discuter pendant plusieurs heures.

Une manifestation contre la répression et la libération de tous, étudiants et travailleurs, est organisée. Mais l’UNEF, syndicat étudiant, tente de contrôler et de limiter le mouvement. Pourtant la lutte s’amplifie et se radicalise. Du 10 au 11 mai, des barricades sont construites, étudiants et travailleurs se solidarisent dans la rue. Des occupations d’usine permettent de propager le mouvement dans la classe ouvrière. Mais la CGT s’oppose à l’occupation des usines et surtout aux mots d’ordre d’autogestion et de pouvoir aux ouvriers. Surtout, les bureaucrates de la CGT tentent de limiter les rencontres et les discussions entre étudiants et ouvriers.

 

 

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La critique de la séparation

Les tracts du 22 mars conservent toute leur actualité dans la critique de la société marchande. Pour annoncer la conférence sur la sexualité, le Manifeste de Reich publié dans Sexpol en 1936, est repris. Ce tract dénonce la répression sexuelle qui s’accompagne de l’industrie pornographique, les deux dimensions étant parfaitement compatibles. Ce tract préconise une libération des désirs et « l’abandon sexuel mutuel sans tenir compte des lois établies et des préceptes moraux, et agir en conséquence ».

Un autre tract exprime un refus des étudiants de s’intégrer dans le salariat et de se conformer au rôle qui leur est assigné. « Nous refusons les examens et les titres qui récompensent ceux qui ont accepté d’entrer dans le système », proclame ce tract. Ils refusent la séparation, imposée par la société de classes, entre étudiants et travailleurs, entre intellectuels et prolétaires. Cette prise de position débouche vers une critique de l’Université. « Nous refusons d’améliorer l’université bourgeoise. Nous voulons la transformer radicalement afin que désormais elle forme des intellectuels qui luttent aux côtés des travailleurs et non contre eux… », affirme le 22 mars. 

 
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La lutte contre l’État et le capital

Un tract étudiant estime que les barricades expriment « une lutte directe contre l’État bourgeois et sa police ». Cette lutte contre l’État permet de fédérer les étudiants et les travailleurs derrière des objectifs communs. «Nous briserons l’isolement », proclame un tract cosigné par le mouvement du 22 mars et les Comités Travailleurs-Étudiants. 

« Votre lutte est la nôtre ! » annonce un tract du mouvement du 22 mars en direction des ouvriers. L’enjeu n’est pas la promotion sociale et l’université ouverte à tous. « Nous voulons supprimer la séparation entre travailleurs et ouvriers dirigeants », affirme le tract. Les étudiants refusent la place qui leur est dévolue dans la société bourgeoise. « Nous refusons d’être des érudits coupés de la réalité sociale. Nous refusons d’être utilisés au profit de la classe dirigeante. Nous voulons supprimer la séparation entre travail d’exécution et travail d’organisation et de réflexion. Nous voulons construire une société sans classe, le sens de votre lutte est le même », exprime ce tract. Ses luttes ne visent pas seulement une amélioration des conditions de vie dans le capitalisme mais « impliquent la destruction de ce système ». 

Une tribune du 22 mars dénonce les attitudes politiciennes à la fin du mouvement qui cherche à capitaliser les acquis de la lutte pour former de nouveaux partis d’avant-garde. Le 22 mars défend « le droit pour les comités de base de rester indépendant de toutes les structures voulant la chapeauter ». 

 
Des actions exemplaires

Pour le mouvement du 22 mars, une action exemplaire modifie les rapports de pouvoir, brise le carcan de la légalité pour détruire la séparation entre étudiants et ouvriers. 

Les actions exemplaires doivent s’inscrire dans la réalité sociale pour se généraliser. L’occupation des usines et l’autogestion sont des actions exemplaires qui ne sont pas réductibles au symbolique. L’action exemplaire ne se définit pas uniquement par un acte mais surtout par rapport à une situation. Les barricades exprime une lutte contre l’État dans un certain contexte, mais peut relever du folklore à un autre moment. 

Le mouvement du 22 mars rédige un appel pour créer des comités d’action révolutionnaires. Des groupes de discussion doivent se former et se coordonner pour libérer la parole de tous.

 
 
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Autogestion et conseils révolutionnaires

aussi pour que « les travailleurs prennent en main l’organisation, leur vie matérielle, leur survie économique ». Des liens sont tissés entre ouvriers et paysans pour permettre le ravitaillement des usines occupées. Mais l’autogestion passe par la constitution de conseils ouvriers révolutionnaires qui « dissolvent en leur sein toutes les divisions, tous les systèmes hiérarchiques de l’entreprise, tous les systèmes hiérarchiques du syndicat et des partis, de telle manière qu’ils développent une sorte de créativité ». Le problème de la compétence et de la technicité ne se posent que dans le cadre de structures capitalistes. 

Ensuite, l’autogestion ne peut pas être sous le contrôle du syndicat. Les syndicats participent à la représentation et à l’intégration du prolétariat dans le capitalisme. Les bureaucrates ont pour fonction d’écraser la créativité des travailleurs. 

Mais les conseils ouvriers renvoient à des expériences historiques comme les soviets en Russie en 1917 ou les collectivités autogérées en Espagne en 1936. Ses créations du prolétariat se distinguent du parti qui est la création d’intellectuels. Le parti correspond à « la conception bourgeoise de dirigeants-exécutants ». Le 22 mars préconise au contraire la spontanéité « qui permet de briser le cadre ancien et de créer la forme d’organisation propre au prolétariat ». 

 

Avant-garde et spontanéité

Le mouvement du 22 mars critique la conception léniniste de l’avant-garde qui débouche vers l’organisation de masse intégrée au système, à l’image de la CGT et du Parti communiste. Pour le 22 mars, l’avant-garde conserve une fonction d’interprétation de la spontanéité. Le rapport du 22 mars avec les ouvriers en lutte tente de ne pas reproduire la séparation étudiants-travailleurs. « La manière dont nous intervenons, c’est en renvoyant la question, non pas en disant « qu’est-ce qu’on fait nous en tant qu’étudiants » mais « qu’est-ce que vous allez faire vous et dans quelle mesure nous pouvons intervenir dans ce processus » », écrit le 22 mars. Il ne s’agit plus d’imposer aux ouvriers un discours et une stratégie mais d’agir avec les ouvriers dans un même objectif décidé collectivement.

 
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Des perspectives théoriques et pratiques

L’expérience du mouvement du 22 mars révèle l’importance du décloisonnement des luttes. Sortir des corporatismes et des rôles sociaux attribués permet de créer des liens indispensables pour construire une lutte d’ampleur. L’originalité du 22 mars réside surtout dans la manière dont il articule théorie et pratique. Ce mouvement s’est construit dans la lutte, unifiée contre la répression, plutôt que sur un manifeste ronflant. Mais sa pratique de lutte lui permet d’enrichir sa théorie, comme au sujet de la spontanéité et des comités étudiants-travailleurs. 

Le mouvement du 22 mars apparaît surtout comme une forme d’organisation originale. La politique se construit dans la rue à travers des espaces de rencontres. Les mouvements d’occupation des places publiques en Espagne, en Grèce ou aux États-Unis rappellent cet élan contestataire. Ce mouvement incarne d’autres formes d’organisation et de relations possibles, en dehors des structures bureaucratiques. « C’est important que les gens prennent du plaisir dans les luttes » souligne Jean-Pierre Duteuil. Les luttes sociales participent à l’élaboration d’autres rapports humains, y compris dans l’immédiat. 

Le mouvement du 22 mars semble accorder une place importante à la liberté et au désir. Son projet de société repose sur la libération des désirs, le « libre épanouissement », « la jouissance dans la liberté ». Mais le 22 mars s’attache également aux désirs de chacun afin d’orienter la lutte. 

 

Source:

Mouvement du 22 mars, Ce n’est qu’un début continuons le combat, Librairie François Maspéro, 1968 (réédition La Découverte, 2001)

 

Articles liés:

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Histoire du syndicalisme d'action directe 

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Pour aller plus loin:

Vidéo : Séance du dimanche. 22 mars, publié sur le site Quartiers libres

1968 : le mouvement du 22 mars. Interview de Jean-Pierre Duteuil sur Radio libertaire

Chantier de Mai 68 à ... "Libertaire et anarchiste", Jean-Pierre Duteuil

N'en finissons pas avec Mai 68, Réfractions n°20, "De Mai 68 au débat sur la postmodernité", Printemps 2008"

Irène Pereira, L'esprit de 68, quel héritage contestataire aujourd'hui, Réfractions n° 20

Rédigé par zones-subversives

Publié dans #Histoire des luttes, #Anarchisme révolutionnaire

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