Hartmut Rosa contre l'aliénation moderne

Publié le 29 Juin 2014

Hartmut Rosa contre l'aliénation moderne
Hartmut Rosa analyse le phénomène d'accélération sociale pour critiquer les nouvelles formes d'aliénation dans la société moderne. 

 

Hartmut Rosa s’attache à relier la théorie critique avec la vie quotidienne. Il ne réduit pas la philosophie à un simple exercice de spéculation théorique. Dans le livre Aliénation et accélération, il synthétiser ses recherches. Pour cela, il tente de raviver l’héritage de la Théorie critique.

Pour Hartmut Rosa, la temporalité détermine la qualité de nos vies. Les sociétés capitalistes imposent des normes, des contraintes et des régulations temporelles. Une logique d’accélération sociale prédomine. Ce phénomène nourrit de nouvelles formes d’aliénation sociale qui entravent la réalisation d’une « vie bonne ».

 

 

                                     Aliénation et accélération

 

Analyse du phénomène d'accélération

 

L’accélération sociale s’observe dans l’histoire, la culture, la vie politique, la société et dans d’autres domaines de la vie quotidienne. Les fast-food, les speed-dating, les siestes éclairs témoignent de ce phénomène. Les ordinateurs, les transports et la communication deviennent plus rapides.

L’accélération technique, des transports ou des administrations, semble intentionnelle et orientée vers un but. Mais l’accélération concerne également le changement social. « Ainsi, on dit que les attitudes et les valeurs autant que les modes et styles de vie, les relations et obligations sociales, autant que les groupes, les classes ou les milieux, les langages sociaux autant que les formes de pratiques et les habitudes changent à des rythmes en constante augmentation », décrit Hartmut Rosa. Le présent semble éphémère et l’avenir demeure incertain.

L’accélération du rythme de la vie consiste à faire plus de choses en moins de temps. Les individus se sentent brusqués, soumis à la pression du temps et au stress. Ils se plaignent que tout va trop vite, et le temps devient une denrée rare. Les individus mangent et dorment plus vite. Ils discutent moins avec leurs proches. Pourtant le temps libre n’augmente pas avec les nouvelles technologies. Le temps consacré aux messageries électroniques devient plus important que celui qui était dévolu au courrier traditionnel. Les messages sont envoyés plus rapidement mais deviennent aussi plus nombreux. De même, les transports sont plus rapides. Mais nous devons parcourir des distances toujours plus longues.

 

Ce phénomènes de l’accélération s’explique par plusieurs raisons. La loi du profit et l’économie capitaliste jouent un rôle majeur. La nécessité du rendement et de la rentabilité immédiate exigent une accélération de la production, mais aussi de la circulation et de la consommation. La compétition et la concurrence incitent à accélérer le rythme des innovations techniques.

Mais la compétition concerne également les relations humaines. Hartmut Rosa observe que « si nous ne nous montrons pas assez gentils et intéressants, distrayants et beaux, nos amis et même les membres de notre famille en arriveront à ne plus nous appeler ». L’existence humaine semble déterminée par la réussite et le nombre d’activités exercées dans un minimum de temps.

D’autres facteurs, moins centraux, expliquent le phénomène d’accélération. Une raison culturelle semble liée à l’idéal de la vie éternelle. Si les individus ne vivent toujours qu’une vie, ils tentent de la remplir en réalisant deux fois plus expériences. Mais la frustration demeure toujours aussi présente dans une vie vide de sens.

 

La processus d’accélération apparaît comme un phénomène naturel et dépolitisé qui uniformise les modes de vie. Surtout, l’accélération modifie les relations humaines. Notre rapport avec le monde, l’espace et le temps, les objets et les autres individus semblent profondément modifiés par ce phénomène.

L’accélération abolit les frontières de l’espace, avec la facilité pour se déplacer avec des transports toujours plus rapides. « La proximité et la distance émotionnelle ne sont plus liées à la distance spatiale, ce qui veut dire que notre voisin peut être pour nous un parfait étranger, alors qu’une personne située à l’autre bout du monde peut être notre partenaire le plus intime », décrit Hartmut Rosa. Le mode de vie urbain et les nouvelles technologies permettent de rencontrer tellement de monde qu’il devient difficile de construire de véritables relations.

Ensuite, les individus ne se fixent plus des objectifs dans leur existence mais se contentent de naviguer au grès des opportunités qui s’offrent à eux. Les objets de consommation se renouvellent constamment en raison de leur obsolescence. Ces évolutions expliquent les nouvelles formes de pathologies et de souffrance sociale.

 

 

            Gestion stress travail

Accélération comme norme sociale
 

Un renouvellement de la Théorie critique doit permettre d’analyser les évolutions sociales. La pensée de Karl Marx, d’Adorno et Horkheimer, de Marcuse, mais aussi de Walter Benjamin, jusqu’à Habermas et Honneth nourrissent ce courant de l’École de Francfort.

La souffrance humaine réelle devient le point de départ normatif des théoriciens critiques. La théorie doit s’appuyer sur l’existence réellement vécue. Ensuite, les individus doivent réaliser leurs capacités, leurs aspirations leurs désirs. Il devient alors indispensables d’examiner les conditions sociales qui empêchent aux individus d’atteindre leur conception d’une vie bonne. Les contraintes et les phénomènes sociaux demeurent imposés par des structures et des institutions qui doivent être identifiées. Une théorie de l’accélération sociale doit donc prendre en compte tous ces aspects.

Hartmut Rosa égratigne au passage ses petits camarades, Habermas et Honneth, qui incarnent une Théorie critique édulcorée car elle refuse de prendre en compte un phénomène structurel comme l’accélération.

 

L’accélération apparaît comme un phénomène totalitaire qui produit une aliénation dans tous les domaines de l’existence. Ce phénomène semble omniprésent. « Il exerce sa pression en induisant la peur constante que nous pouvons perdre le combat, que nous pouvons cesser d’être capable de suivre le rythme, c’est-à-dire de satisfaire tous les besoins (en augmentation constante) auxquels nous faisons face, que nous pouvons avoir besoin de repos et être exclus de la course folle », observe Hartmut Rosa. Mais ses diktats ne sont pas présentés comme des constructions sociales. Ils apparaissent comme des affirmations et des règles normatives impossibles à transgresser. Le temps n’est jamais présenté comme un problème politique.

Le temps demeure un aspect au cœur de toutes les dimensions de la vie sociale. Le processus d’accélération demeure le moteur des évolutions de la société moderne. Des contradictions traversent les phénomènes sociaux. L’accélération peut déboucher vers des blocages dès que le rythme imposer ne peut plus être suivi. Les ressources naturelles s’épuisent. Mais les humains ne peuvent pas toujours se conformer au rythme de la modernité. Par exemple, un livre peut être acheté très rapidement mais le temps pour le lire demeure inchangé. Un phénomène de surconsommation se développe. La vitesse produit de nouvelles pathologies sociales et des problèmes de désynchronisation.

 

L’organisation sociale se maintient à travers des normes et des contraintes sociales. Dans les sociétés libérales, ces normes sociales deviennent moins autoritaires. Le temps et l’accélération apparaissent comme des normes qui permettent la régulation sociale. Le capitalisme moderne s’appuie sur « la mise en place rigoureuse de normes temporelles, par la domination des horaires et des délais imposés, par le pouvoir de l’urgence et de l’immédiateté, par la logique de la gratification et de la réaction instantanées », analyse Hartmut Rosa. Ses normes morales débouchent vers la culpabilisation de chacun de pas avoir répondu aux attentes.

L’éducation et l’école reposent beaucoup sur des normes temporelles comme « apprendre à remettre à plus tard sa satisfaction, à suivre à la lettre des horaires et des rythmes, à résister et même à ignorer les soins et les pulsions de son corps jusqu’à ce que le "bon moment" arrive, et, avant tout, à se dépêcher », décrit Hartmut Rosa. Contrairement à la morale religieuse, ces normes ne s’appuient sur aucune éthique mais uniquement sur des faits bruts impossibles à contester.

 

L’accélération s’oppose au projet des sociétés libérales qui reposent sur l’autonomie individuelle. Au contraire, le capitalisme moderne impose un cadre social, à travers l’accélération et la compétitivité. Les individus ne vivent pas selon leurs désirs. « C’est plutôt l’inverse : les rêves, les buts, les désirs et les plans de vie individuels sont utilisés pour alimenter la machine de l’accélération », analyse Hartmut Rosa.

Les individus doivent se conformer au normes et contraintes sociales pour se soumettre au moule du petit citoyen modèle, docile et compétitif, et d’une conception étriquée de la réussite sociale. « De plus en plus, même les pratiques religieuses, les partenaires de vie et les familles, les hobbys et les règles de santé sont sélectionnés selon une logique de compétition », souligne Hartmut Rosa. Les individus doivent renoncer à leurs désirs et perdre le contrôle de leur vie. La créativité, la subjectivité et la passion ne permettent plus l’émancipation humaine, mais sont utilisées pour augmenter notre compétitivité.

 

 

Nouvelles formes d'aliénation

 

Le jeune Marx insiste sur l’aliénation de l’individu par rapport au travail, aux produits et aux autres être humains. Mais cette notion d’aliénation, aux contours difficiles à définir, est abandonnée par le marxisme orthodoxe. Pourtant, de nouvelles formes d’aliénation se développent dans la société moderne.

Les relations entre l’individu et le monde évoquent une aliénation liée à l’espace. Dans la société numérique, la proximité sociale et la proximité physique sont de plus en plus séparées, « ceux qui sont proches de nous socialement n’ont plus besoin d’être proches de nous physiquement, et vice versa », résume Hartmut Rosa. La proximité spatiale perd également sa pertinence. Marc Augé évoque les « non-lieux » qui ne transportent aucune histoire, aucun souvenir et ne construisent aucune identité. Le changement de l’appareil électro-ménager dans la cuisine ne permet plus de construire un espace intime et familier. Les individus se désengagent par rapport à leur espace physique.

 

Les objets, comme une voiture et des chaussettes sont réappropriés et individualisés. Un investissement sensuel s’engage sur les objets familiers qui « deviennent partie intégrante de votre expérience vécue quotidienne, de votre identité, de votre histoire », souligne Hartmut Rosa. Mais, dans la société de l’accélération, les choses ne sont plus réparées et sont même jetées avant leur obsolescence. En raison de l’innovation permanente, les individus ne savent plus comment utiliser leurs produits de consommation, leurs tablettes, leurs ordinateurs. Les choix de vie, comme l’orientation dans les études, ne sont pas déterminés en conscience. Pour cela, il faudrait étudier les brochures de chaque formation proposées pour choisir celle qui nous correspond le mieux. « J’ai défini au début l’aliénation comme le sentiment de « ne pas vouloir vraiment faire ce que l’on fait » bien que l’on agisse librement, selon ses propres décisions et sa propre volonté », précise Hartmut Rosa. 

Les internautes surfent sur internet, en passant d’un article à un autre, sans en lire un seul du début à la fin. La consultation d’une boîte mail suit une démarche similaire. Un sentiment de vacuité se dégage d’une telle pratique sociale. Les listes des obligations augmentent par rapport aux activités que nous voulons vraiment faire. Les activités routinières, comme consulter internet ou regarder la télévision, n’apportent aucune véritable satisfaction et aucun plaisir. « Il s’agit donc d’un cas presque paradigmatique de l’aliénation telle qu’elle est définit plus haut : les gens font volontairement ce qu’il ne veulent pas "réellement" faire », analyse Hartmut Rosa. Nous recherchons la réalisation à court terme de nos désirs, comme regarder la télévision, sans se préoccuper de vivre ses désirs et ses passions sur le long terme (comme jouer du violon). Nous possédons davantage d’objets de consommation, comme les livres et les DVD, sans prendre le temps de se les approprier. Le shopping et le zapping semblent prédominer. Les « faux besoins » priment sur une vie authentique et réellement vécue.

 

Le temps passé devant les écrans semble plus lent et routinier. Les expériences sensuelles et corporelles diminuent au profit de loisirs qui reposent sur la passivité. Les activités se multiplient mais ne laissent aucune trace dans notre mémoire, en raison de leur dimension monotone et de faible intensité. Selon Walter Benjamin, nous devenons de plus en plus riches en épisodes d’expériences mais de plus en plus pauvres en expériences vécues.

L’accélération sociale s’étend jusque dans le domaine des relations humaines. Les individus se croisent de manière plus fréquente, dans la rue ou les transports en commun, au téléphone ou par e-mail. Mais de moins en moins de rencontres intenses et véritables parviennent à se construire.

 

 

  

Renouveau de la pensée critique

 

Dans la société moderne s’observe une aliénation par rapport à soi, aux autres et au monde. Des modèles de comportements et d’expériences sont imposés au citoyen-consommateur. L’échec et la marginalisation des individus est attribué à leur responsabilité individuelle, et non pas aux institutions. « C’est uniquement de notre propre faute si nous sommes malheureux ou si nous échouons à rester dans la course », observe Hartmut Rosa.

L’analyse de l’accélération sociale permet de renouveler la Théorie critique. Hartmut Rosa réhabilite le concept d’aliénation mis en avant par le jeune Marx, par l’École de Francfort et la tradition du romantisme révolutionnaire. Cette réflexion permet surtout de faire revivre une critique radicale de la vie quotidienne, incarnée aussi par les situationnistes. La logique marchande s’étend sur tous les domaines de la vie, au travail mais aussi des les loisirs et l’ensemble des relations humaines. 

Pourtant cette critique de l’aliénation dans la vie quotidienne doit aussi s’articuler avec une critique de l’exploitation. Hartmut Rosa n'analyse pas le capitalisme comme un mode de production et comme un rapport social d’exploitation. C’est sans doute cet aspect qui apparaît comme l’angle mort de son analyse. Mais les journaux anarchistes et libertaires insistent fortement sur la dimension économique et matérielle du capitalisme. En revanche, la critique de l’aliénation dans la vie quotidienne semble toujours occultée par les militants.

 

Hartmut Rosa se limite à l’analyse critique et ne propose aucune conclusion politique, ni la moindre perspective de lutte. « Ce dont nous avons besoin, bien sûr, est un examen poussé de ce à quoi pourrait ressembler une forme de vie non-aliénée, dont, jusqu’ici, je ne dispose pas même d’une esquisse », reconnaît Hartmut Rosa. Comme tous les universitaires, sa réflexion se limite à un simple constat, certes particulièrement éclairant et indispensable. Des mouvements de lutte doivent inventer et expérimenter de nouvelles manières de vivre en rupture avec la logique marchande. Les avant-gardes artistiques proposent certaines pistes pour concevoir une « vie bonne ». Même si toute certitude dans ce domaine, à travers une planification utopique, reste à bannir. En rupture avec les normes et les contraintes sociales, la créativité, le jeu et le plaisir doivent rythmer le quotidien.

 

Source : Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, traduit par Thomas Chaumont, La Découverte, 2012 

Bonnes feuilles publiées sur la site de la revue Mouvements

 

 

 

Articles liés :

La Théorie critique pour penser la crise

Axel Honneth et l'Ecole de Francfort

Une réflexion sur le capitalisme moderne

 

Pour aller plus loin :

Vidéo : Rencontre avec Hartmut Rosa à la Comédie du livre de Montpellier de 2011

« Où sont les freins ? Sur l'accélération de l'accélération du temps social », Anselm Jappe à propos d'Accélération. Une critique sociale du temps d'Harmut Rosa (La Découverte, 2010), in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 16/11/2010

Fabien Ferri, "L’accélération comme moteur de l’aliénation", publié sur le site de la revue Mouvements le 15 juillet 2012

Elodie Wahl, « Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne le 16 avril 2010

"Au secours ! Tout va trop vite !", entretien avec Hartmut Rosa, propos recueillis par Frédéric Joignot, publié dans Le Monde magazine le 29 août 2010

Edouard Gardella, "Vers une pétrification du politique ?", publié sur le site La Vie des Idées le 18 février 2011

Charles-Antoine Brossard, "Harder, Better, Faster, Stronger ?", publié le 3 octobre 2013, publié sur le site Trop Libre le 2 octobre 2013

André Ourednik, "Le temps du désir, le temps de l’agir et la modernité trahie", publié dans EspacesTemps.net le 4 septembre 2013

Robert Maggiori, "En quatrième vitesse", publié dans le journal Libération, le 24 juin 2010 

"Avons-nous le temps ?", publié dans le site Philosophie sur le fil le 6 septembre 2010

Publié dans #Pensée critique

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